Si nous sommes vivants c’est grâce à d’autres organismes ! Nos corps abritent toutes sortes de microbes très utiles qui font que notre identité est imbriquée dans celle des autres êtres vivants. Mettre en scène ce grouillement de nos matières vivantes, tel est l’ambition de la performance TANGIBLE STRIPTEASE (en nanoséquences) orchestrée par les artistes ORLAN et Mael Le Mée. Bien connus de la communauté du Festival vivant par leurs manifestations lors de VITA NOVA en septembre dernier, les deux biocréateurs ont offert le 2 juin dernier à Enghien une expérience hors du commun. Virgile Novarina raconte.
Par Virgile Novarina
La notion philosophique de « soi », apparue pour la première fois il y a plus de quatre cents ans dans l’Essai sur l’entendement humain de John Locke, a été quelque peu bousculée ces dernières années par une série de découvertes scientifiques sur le rôle des bactéries à l’intérieur du corps humain, et sur le fonctionnement de notre système immunitaire. Aux mille milliards de cellules composant le corps humain, il faut en effet ajouter dix à cent fois plus de cellules bactériennes vivant sur ses muqueuses, assurant certaines fonctions essentielles pour l’individu. Dès lors, que pourrait-être un autoportrait artistique qui tiendrait compte de cet ensemble de cellules bactériennes, appelé microbiote ? C’est dans cette aventure que nous ont entrainés ORLAN et Mael le Mée, lors de la performance participative "TANGIBLE STRIPTEASE (en nanoséquences)", qui a eu lieu le 2 juin 2016 au festival Bains Numériques d’Enghien-les-Bains.
Quand le corps circule dans les mains des spectateurs
Préalablement invité à revêtir une tenue médicale, des gants en plastiques et un masque, le public a pénétré dans la salle de l’auditorium comme dans un bloc opératoire, pour assister à ce qu’ORLAN et Mael Le Mée ont défini comme une « biofiction », mêlant projections multi-écrans, lecture de texte, passage dans le public de l’ORLAN-CORPS —étalon créé par l’artiste à la taille de son corps, définissant une nouvelle unité de mesure, avec lequel ORLAN a mesuré des rues et des bâtiments—, et d’échantillons biologiques prélevés sur le corps de l’artiste, dans des flacons de culture, des boîtes de pétris, et des tuyaux remplis de toutes sortes de liquides. Le temps de cette performance, le corps d’ORLAN, avec toute sa multiplicité biologique, son microbiote, n’était plus confiné à son enveloppe charnelle, mais s’étendait à tout l’espace de la salle. Son corps biologique nous a été donné à voir, à toucher, à sentir, supprimant la frontière habituelle entre le « soi » et le « non-soi ». De rares spectateurs choqués ou indisposés ont quitté la salle, d’autres semblaient amusés ou intrigués par ce qui passait sous leurs yeux et dans leurs mains. Plus tard, un tuyaux de silicone transparent, comme ceux utilisés habituellement pour les perfusions, a été déployé en grands méandres parcourant toutes les rangées de la salle, sur 60 mètres de long. A son extrémité, Mael le Mée a effectué une prise de sang d’ORLAN, et le public stupéfait a vu et senti le sang de l’artiste arriver progressivement dans ses mains, à l'intérieur du tuyau transparent, au rythme des battements du cœur…

Nous sommes des hybrides…
A cette extension spatiale du corps de l’artiste, s’ajoutera aussi une extension temporelle, du public présent vers un public futur, car les cellules prélevées sur le corps d’ORLAN ayant circulé dans le public ne sont pas destinées à mourir dans leurs tubes à essais et leurs boîtes de pétri : elles seront conservées dans un caisson à - 80 degrés, puis transportées au laboratoire de l’école Sup’Biotech, où elles seront cultivées, et multipliées. A l’inverse des pèlerinages, pour lesquels les croyants parcourent des centaines ou des milliers de kilomètres à pieds pour voir des reliques —le plus souvent des cheveux ou des os, ayant fait partie du corps d’un saint ou d’une sainte—, ORLAN a créé avec Mael Le Mée une sorte de pèlerinage immobile et athée, scientifique et artistique, dans lequel des parties de son microbiote sont venues jusqu’à nous, formant ainsi un autoportrait vivant et médical, évoquant la vivisection, faisant disparaître le clivage entre les cellules humaines d’un côté, et les cellules bactériennes de l’autre. L’expérience nous plonge au cœur de notre étrange statut d’hybride, décrit par Edgardo Carosella, immunologiste, et Thomas Pradeu, philosophe, dans leur livre L'identité, la part de l’autre (Odile Jacob, 2010)
La prochaine performance "TANGIBLE STRIPTEASE (en nanoséquences)" aura lieu lors du Festival Vivant, du 15 au 17 septembre prochain à Paris.
"TANGIBLE STRIPTEASE (en nanoséquences)", une performance d’ORLAN et Mael Le Mée.
Prises de vues en microscopie électronique : Jean-Marc Chomaz , Pierre-Eugène Coulon, Pierre-Damien Coureux, Eric Larquet et Giancarlo Rizza. Prises de vues en microscopie optique : Justin Artigues. Montage vidéo et images complémentaires : Denis Louis. Chargées de production Dorsa Barlow : Sophia Djitli et Charlotte Pavie. Une co-production : Centre des Arts d’Enghien-les-Bains, Dorsa Barlow, Mise à Jour Productions. Avec le soutien du DICRéAM (CNC), du Conseil Régional d’Aquitaine et de la ville de Bordeaux. Partenaires : Ecole Polytechnique-Université Paris-Saclay, Centre Interdisciplinaire de Microscopie de l’Ecole Polytechnique, Laboratoire d’Hydrodynamique CNRS – Ecole Polytechnique, Sup'Biotech. Remerciements : Emmanuel Cuisinier, Jens Hauser, Estelle Mogensen, Yvan Nicolas (CHU de Bordeaux), Aniara Rodado, Dominique Roland, Géraldine Seuleusian, Fabrice Van Nhut (laboratoire d’analyses médicales Unicell d’Enghien-les-Bains).