CATALYSE
Les ateliers CATALYSE ont eu lieu fin 2014. En voici la synthèse, divisée en deux grandes parties : les phénomènes du vivant, et les projets humains sur le vivant.
Les phénomènes du vivant
Interdépendance, interactions, coopérations : quelles coexistences ?
Toute forme d’action a des répercussions à notre niveau et sur les autres. Comment faire pour que ces répercussions ne soient pas nuisibles ? Comment vivre ensemble ?
Alors que les objets technologiques sont dans une logique anthropocentrée, le savoir-vivre ensemble, s’il prend en compte l’observation du vivant, se conçoit comme l’équilibre à trouver entre une infinité de paramètres. Les gens, à travers ce qu’ils ressentent, peuvent fabriquer l’endroit où ils vivent de façon interdépendante avec le territoire (habitat « vernaculaire »).
Aujourd’hui, les disciplines scientifiques ne sont plus hiérarchisées mais travaillent ensemble. Comment cette interdépendance se décide-t-elle ?
Les sociologues s’intéressent à la science, et des scientifiques sont aussi philosophes ou sociologues. Il faut soutenir cette intégration de préoccupations croisées.
Les « facteurs médiateurs » apportent un « frontage » (Québec) : on fait ou on livre quelque chose et on attend qu’une autre personne finisse le travail. C’est une conception du monde.
La science et l’art interviennent chacun sur la manière de se penser humain, de se penser vivant. Mais les artistes et chercheurs peuvent être mutuellement utiles en amenant à reformuler les questions, à s’en poser d’autres, à investir un imaginaire, à développer d’autres compétences.
La science produit des certitudes (et du doute) et de l’objectivité. Or la société a envie de certitudes. L’innovation n’est pas forcément bonne et il faut la détacher de son contexte. Avec l’art, la subjectivité rend visible les personnes, permet de faire une synthèse, de questionner (cf Synthetic Aesthetics). Le défi est bien de résoudre l’étanchéité entre les mondes.
Une pluralité d’organismes doivent cohabiter, que ce soit dans une société humaine ou au niveau moléculaire. La prise de décision se fait toujours de façon interdépendante, elle engage les autres et c’est à cette condition qu’elle peut être efficace.
L’interaction entre individus fonctionne par surface d’échanges. Ce qui se passe au niveau biologique se retrouve au niveau social. Mais notre surface d’échange contemporaine n’est-elle pas diminuée ? Nous ressentons moins les choses qui pourraient nous rendre différents. Et si on augmentait cette surface (artificiellement par exemple), serait-on plus attentif à ce qui nous entoure ?
Il nous faut retrouver la conscience d’une communauté de destins, toutes espèces confondues. Cohabiter c’est aussi imposer ses déchets. Le déchet peut-il alors devenir une ressource, une solution ? La biologie de synthèse peut-elle redonner une seconde vie à un déchet ?
Le travail des uns nourrit celui des autres, et ce qui pourrait être déchet devient la matière première des autres. Il faut s’inscrire dans une dynamique où les apports successifs sont valorisés, transformés, recyclés, détournés, sans laisser de résidu.
Vivant synthétique : c’est quoi l’artificiel ? C’est mieux ?
Le naturel, c’est la part de mystère dont nous avons besoin. La vie semble parfois là où il n’y en pas. Inversement on ne voit plus la vie qu’on a sous les
yeux. Est-ce symptomatique de notre société ? Ces illusions peuvent-elle être sources de malentendus et de frustrations.
La simulation et l’automatisation permettent de recréer des processus du vivant, selon une « vie artificielle » : des systèmes qui ont les propriétés du vivant, qui ont des capacités d’auto-organisation du vivant avec les capacités prédictives de l’informatique.
N’y a-t-il pas une prétention scientifique à dire qu’on va faire mieux que la nature ?
Ce qui distingue les objets naturels et les objets artificiels, est-ce leur nature (leur essence) ou les répercussions qu’ils ont sur leur environnement ? Les objets artificiels ont-ils alors forcément plus de répercussions ? Un virus, c’est très petit, mais c’est un impact potentiel énorme. Mais cela peut aussi soigner, contrecarrer des cancers. Avec un virus qui tue, on peut aussi faire du bien, nettoyer des rivières,…
La biologie de synthèse change-t-elle la nature des organismes vivants ou leur action sur leur environnement ? Si elle change leur nature, est-ce important ? L’artificialité du vivant n’est-elle pas son cours naturel ? Ne sommes-nous pas tous des chimères ? Par exemple, la transformation qui se produit chez un patient du fait d’une cure analytique n’est-elle pas comparable à la transformation du platane à qui on injecte des
bactéries modifiées pour le protéger. Quelque chose est ajouté au patient, mais rien ne lui est ôté.
La prothèse d’un handicapé le transforme en quelqu’un qui a plus que quelqu’un de normal (un « superhéros », tel Oscar Pistorius). Est-il utile et pertinent de construire des outils pour être amélioré et augmenter ses capacités ? Le « faux » interroge, mais a-t-il un sens autre que pratique ?
Beauté des formes : harmonie qui contient le meilleur (soin) et le pire (poison)
Les formes naturelles du vivant sont souvent belles et fascinantes. Mais la biologie de synthèse est aussi une création d’oeuvres (organismes, remodelage de paysage par la plantation d’arbres…) ? N’y a-t-il pas dans sa démarche une pure recherche esthétique ? Le rôle du scientifique ne revêt-il pas aussi un enjeu de « beauté » ? La science ne peut-elle « ré-enchanter » le monde ? Le fait-elle quand elle s’intéresse à un « objet d’art » en péril comme les plantations de platanes du Canal du midi ?
La forme est l’expression d’un contenu. Elle le révèle, ainsi que la façon dont on l’appréhende.
Comment choisir une forme selon la fonction qu’on veut lui prêter ?
« Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre. » (Baudelaire) La forme du virus est pure. L’icosaèdre régulier fait penser à l’architecture, à Escher (répétition du même) et à une résistance. Pourtant on ne sait pas comment la forme est déterminée. Un virus, c’est très petit mais c’est un impact potentiel énorme : H5N1 c’est mortalité très rapide. Cela s’ingénie à vivre aux dépens (à pas faire mourir l’hôte), c’est sans autonomie, c’est instable et pourtant c’est puissant : ça peut tuer. Paradoxe !
Créativité : associations, correspondances en toute liberté
La vie est une construction permanente et créatrice, un ensemble de capacités insoupçonnées. Un système vivant est un système capable de s’autoproduire. Le métier de l’enseignant en matière de biosynthèse : il lui faut trouver le moyen d’inhiber chez les étudiants les mécanismes de régulation des capacités (mis en place tout au long de leurs études) qui empêchent leur imagination conceptuelle de se déployer.
La recherche comme « autopoïèse » : elle est infinie, on crée nous-même ce qui fait notre activité ; la connaissance, c’est sans fin, rien ne peut nous arrêter.
L’artiste transpose, traduit une observation, il n’est jamais dans l’imitation. Il donne de la personnalité à l’objet, en prenant exemple sur ce qui existe. Et la science ?
L’art peut être vu comme une bande-annonce du futur s’il est en contact avec les biologistes, leurs outils, leurs utopies. Il faut une grande réceptivité pour saisir les chocs, les correspondances.
Pourquoi les artistes peuvent-ils oser tout ce qu’ils imaginent alors que les scientifiques sont contraints ?
Transitions, transformations, émergences : dépasser des limites, subversion.
Les processus d’émergence dans le vivant sont des « transitions de phases » où l’on passe à autre chose, où l’on franchit une ou plusieurs limites. Lors des radiations du vivant, sont apparues quantité de nouvelles espèces. C’est aussi le cas des sociétés humaines qui changent très rapidement, parce qu’elles parviennent à s’affranchir de certaines contraintes.
Comme le vivant, l’humain peut-il/doit-il transgresser les archétypes ? Est-ce une question de droit ou de pouvoir ? Peut-on se servir des limites et des contraintes pour innover ? Qu’est-ce que l’on transgresse alors ? En quoi est-ce important ? La ramification c’est aussi celle des savoirs humains et de la société. Par exemple, Facebook est une ramification sociale qui ressemble aux réseaux de cellules nerveuses.
L’imagination est un moyen clé du changement et de la transgression, que les enfants savent mieux garder que les adultes. La combinatoire des formes possibles et l’émergence de formes nouvelles renvoie-t-elle à l’intention et à la maîtrise (que veut-on faire ?) ou à l’évolution du vivant (laissons faire le hasard) ?
Le corps, la matérialité ou l’inné sont perçus comme des cages desquelles on cherche à s’extraire, à s’affranchir. Pour mettre du jeu, on peut travestir la peau, hybrider des êtres vivants, dépasser les frontières (strip-tease « jusqu’à l’os »).
La subversion jette le trouble quand la salle d’opérations (qui focalise les angoisses sur le corps et sa survie) devient une salle de jeu, de mise en scène. Pourquoi la dimension d’un discours sur le corps (vivant/artificiel deuxième peau, sensibilité à fleur de peau, etc.) et des limites de l’enveloppe charnelle est-elle éminemment politique ?
Le vivant comme inscription, sculpture du temps
La technique accélère-t-elle le temps alors que le vivant, lui, « prend son temps » ? Par exemple, l’accrétion (ajout de couches successives au cours du temps) est un phénomène important dans le vivant qui explique la résistance de certains matériaux. La coquille d’ormeau est ainsi très résistante du fait de l’hétérogénéité entre couches minérales.
A l’image du vivant, pourquoi ne se donnerait-on pas du temps ? Temps pour rêver, pour laisser aller l’imaginaire, pour sortir des postures, temps du lâcher-prise, pour vivre son excitation jusqu’au bout, ses peurs jusqu’au bout… et puis temps pour faire et pour produire, avec les contraintes de la production (questions éthiques, techniques, etc.). La recherche scientifique, c’est aussi du temps.
Projets humains sur le vivant
Finalités et intentions : la recherche d’un pouvoir ?
Fait-on de la recherche pour lui trouver une application concrète ? Et à quel moment sait-on que l’on dispose d’une application ? Pour certains, ce que demandent les chercheurs, c’est de ne jamais bloquer la science fondamentale qui conditionne tout le reste ; et de leur donner suffisamment de moyens pour s’ouvrir vers la recherche appliquée.
Comment trouve-t-on une finalité à ce que l’on fait ? Par la technique et sa pratique, ou par l’intention initiale ?
L’intention influe sur la forme. Regarder une oeuvre influence ce que l’on en tire. De même, l’expérimentateur a un rôle prépondérant sur le résultat de l’expérience. L’invocation « le code c’est la vie » – et l’intention de recréer la vie qui se cache derrière –est une provocation marketing.
Le biomimétisme et la biologie de synthèse, comme n’importe quel outil, ont des conséquences variables selon l’intention de départ.
Comme un organisme vivant qui se modifie, il faut faire un pas de côté pour regarder différemment les choses. Ce n’est alors plus la même intention.
L’artiste n’a pas de finalité, contrairement à l’artisan. Il n’est pas dans la recherche de bénéfice pour l’humanité. « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard, ni patience » (René Char).
Puissance et liberté : mais quel contrôle réel ?
Aujourd’hui, dans la biologie de synthèse, « sky is the limit ». Nous ne sommes limités que par notre imagination. L’enjeu peut alors être de libérer, avant de vouloir contrôler et limiter.
Ou inversement, par les tentatives de programmation du vivant, n’est-on pas en train de réduire les choix ? N’est-on pas dans une approche faussement rationnelle ?
La science est porteuse d’imaginaire et de liberté : liberté de créer, liberté intellectuelle. Les freins à cette liberté sont le contrôle social et les pressions exercées sur les scientifiques par
le monde économique. Avant de dire non, et de vouloir contrôler, ne ferait-on pas mieux d’ouvrir le champ des possibles, et de le rendre attractif (sans pour autant nous croire au pays des Bisounours).
L’art, lui, n’a pas de limite de création, le citoyen non plus. Pourquoi le scientifique, qui est lui aussi citoyen, se sent-il limité ? Ne peut-il prendre le temps de rêver et d’imaginer ? Le contrôle social intervient-il trop ou trop tôt ? Que veut dire le désir de contrôle, de pilotage des organismes des scientifiques en biologie de synthèse ? N’y a-t-il pas une illusion dans l’idée que l’on contrôle tout ?
Nous voyons que la création nous échappe. Il faut faire le deuil d’une puissance, d’un pouvoir qui envoutent et grisent les chercheurs. L’humilité, le « lâcher prise » s’imposent. Mais qui est responsable de poser des limites ? Le citoyen est la conscience collective.
Citoyenneté et réglementations : le sens qui donne la légitimité
Laisser la biologie de synthèse aux scientifiques, au gouvernement et à la régulation est un pas de plus vers le biopouvoir. Le dialogue citoyen est lié à l’ancrage de la recherche en sciences dans la société. N’oublions pas que les scientifiques sont aussi des citoyens.
Comment construire ce dialogue ? Partir des questions et des problématiques des citoyens. Doit-on se poser la question d’organiser une parole citoyenne ? Comment sortir de nos petits mondes (notamment, traiter le vrai-faux problème de la culture scientifique).
Des gens sont inquiets devant les projets de la biologie de synthèse. Il y a de la perplexité, du soupçon, mais on ne comprend pas forcément très bien pourquoi cette crispation, maintenant et à quel sujet ? Est-ce à propos du biohacking ? En tout cas, il faudrait en savoir plus sur la politique mondiale, les modes de gouvernement (décisions) de la biologie de synthèse, comment se fabrique du consentement ou de la résistance, comment chaque culture perçoit les sécurités.
Certains biologistes souffrent d’être dans un champ porteur d’un imaginaire plus négatif (« Les gens de la biologie synthétique fabriquent des monstres »que positif, de ressentir une anxiété palpable dans la société, qui les prive d’une fierté qu’ils pourraient retirer de leurs accomplissements. Comment renouer avec un imaginaire positif, sans tomber dans l’acceptabilité et les bisounours ?
Renouer avec le désir de faire de la recherche en expliquant l’utilité de ce que l’on fait (pour l’environnement par exemple), pour « ré-enchanter la nature et le monde », n’est-ce pas la solution à la crise des rapports science société ? L’anxiété du public est-elle un frein au dialogue ou un tremplin ? La peur et la méfiance qui entoure la biologie de synthèse ne sont-elles pas du même ordre que la méfiance et
l’hostilité envers la psychanalyse ? Naissent-elles du fait que « ça marche » ?
Les masques des « chimpanzés du futur » (les manifestants de Pièces et main d’oeuvre, PMO) symbolisent deux classes d’humains. Or cela existe déjà. Les « mascarades » permettent de projeter une situation (Critical art Ensemble), de connecter des états, faire des relations, lâcher un rôle, une fonction.
L’atteinte d’un consensus est-elle un objectif ? Est-elle souhaitable ? Le consensus cache-t-il des compromis ? De quels compromis parle-t-on (sociaux, avec sa conscience), et sont-ils désirables ?
Autorégulation ou réglementation ? La première, plus souple, permet d’affranchir les initiatives d’un cadre réglementaire trop contraignant — parce que dépassé — ou trop précocement arrêté, qui risque de freiner, gêner, empêcher des avancées. La réglementation soumet à des protocoles qui écartent la possibilité de l’aléa moral en organisant, en principe, les conditions d’une responsabilité sociale collective.
On peut penser à un « Trotskisme scientifique ». Le problème posé par la réglementation c’est qu’elle est aujourd’hui essentiellement liée à un territoire, alors que la recherche est internationale. Des dispositions nationales restrictives dans un monde permissif signifient une inégalité dans la capacité d’agir et de chercher. Il faut donc appeler de ses voeux des réglementations mondiales qui égalisent les conditions de la recherche.
Prendre nos responsabilités : l’interdépendance comme moteur
L’interdépendance est reliée à la notion de responsabilité, c’est-à-dire une représentation des choses à faire pour et avec les autres et des conséquences de ses actes sur les autres (solidarité).
Pourquoi l’observation du vivant nous inspire-t-elle une responsabilité envers lui ? Qu’est-ce qui nous émeut dans le vivant ?
Comment prend-on acte de la notion de respect et de compréhension de l’organisme avec lequel on travaille (quel qu’il soit) et de ses différentes « strates » ? Un changement sans respect peut être une cassure. D’où l’importance de l’éducation et du dialogue pour partager les savoirs et mieux comprendre les autres.
A-t-on le droit de tout tester ? Peut-on ne pas limiter les chercheurs « pour autant » que ce sont des personnes responsables ? Difficile d’être d’accord avec ce « pour autant ». Un individu ne peut s’arroger un tel droit, il faut considérer des paliers :
-Ce qui peut relever de l’éthique personnelle du scientifique, mais en tant qu’individu un scientifique n’a pas de compétence particulière en matière d’éthique.
-Ce qui peut relever de la compétence des assemblées de pairs, limitée de fait par l’acceptabilité sociale, mais en capacité d’apporter aux politiques et au législateur des éléments d’expertise pour la compréhension des enjeux.
-Et idéalement ce qui doit relever de mécanismes démocratiques socialisés, fonder « en société » la dite acceptabilité sociale.
La responsabilité implique de prendre en compte les différentes échelles dans l’espace et dans le temps, ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, et l’inscription sociale et historique de nos savoirs.