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L'événement

 

 

BIOSYNTHE-BIOHACKING

 

BIOLOGIE DE GARAGE est une manifestation coordonnée par FESTIVAL VIVANT qui s'est déreoulée à l'ESME Sudria le 26 juin 2015.

 
L’économie du vivant, ou bioéconomie, est en rapide expansion. Elle vise à produire de nouveaux produits : biocarburants, médicaments, matériaux biosourcés, etc. Dans ce champ, on observe aujourd’hui diverses manières d’innover : par une ingénierie biologique fondée sur des outils « high tech » (de génomique notamment) et réalisée dans des institutions scientifiques ou des entreprises industrielles ; et la « biologie de garage » (do-it-yourself biology, DIY-BIO oubiohacking), faite avec les « moyens du bord » (« low tech ») en dehors des institutions, dans des laboratoires ouverts, associatifs et communautaires, des « FabLabs » ou « Hackerspaces », avec un esprit collaboratif et « open source ».
 
Où en sont aujourd’hui  ces deux démarches ? Quelles sont leurs réalisations ? Leurs moyens ? Leurs discours ? Leurs imaginaires ? Les milieux concernés ? Les connexions avec le grand public ? Les transformations qui s’opèrent sur les relations au monde vivant ? Seront abordées au cours de cette journée les questions d’objectifs, de risques, de confinement, de propriété, de financement des recherches, et celle du rapport aux citoyens.
 

Compte-rendu de la manifestation

 
L’un des moteurs actuels de la bioéconomie, au sein de laquelle les biotechnologies ont un rôle à jouer, est la nécessité de faire face simultanément aux pressions croissantes sur l’environnement et à la diminution des ressources fossiles. Christian HUYGHE, directeur scientifique adjoint Agriculture à l’INRA, résume ces enjeux dans la perspective de développer des systèmes agricoles et alimentaires durables : comment parvenir à des rendements suffisants mais soutenables pour l’environnement ?
Pour lui, le facteur clé ou  « point dur » pour l’alimentation durable est la protéine, d’une part parce qu’elle ne peut être substituée par aucun autre nutriment et qu’il faudra en produire de plus en plus pour répondre à la demande mondiale, d’autre part parce que l’atome d’azote qui entre dans sa composition est au cœur des impacts environnementaux des activités agricoles, avec les rejets de nitrates et de protoxyde d’azote.
 
 

Protéines végétales et animales : attention dangers

Dans tous les pays du monde, la part des protéines animales dans le régime alimentaire augmente avec l’amélioration du niveau de vie. Or, pour faire de la protéine animale l’élevage utilise de la protéine végétale, avec un taux de conversion faible. Ainsi, d’ici 2030,  nous aurons besoin de 180 millions de tonnes de protéines en plus, soit 180 millions d’hectares de soja.
Comment peut-on satisfaire la demande mondiale ? Où sont les marges de manœuvre ? Des possibilités existent du côté des légumineuses fourragères et à graines, qui fixent l’azote atmosphérique grâce à leurs bactéries symbiotiques, permettant ainsi des économies d'énergie fossile et de moindres émissions de gaz à effet de serre.Mais elles représententpeu de choses en surfaces cultivées concernées. En dehors de ces espèces, il faut des engrais minéraux pour accroître les rendements, obtenus encore par le procédé Haber-Bosch, vieux d’un siècle, de synthèse d’ammoniac: il faut en moyenne 2 kg d’équivalent pétrole pour faire  1 kg d’azote. Une partie de l’azote des engrais se volatilise sous forme de protoxyde d’azote, puissant gaz à effet de serre, soit un tiers des émissions agricoles de GES à l’échelle mondiale.
 

Quels leviers ?

Les progrès dans la gestion de l’azote impliquent ainsi, outre l’innovation dans le génie des procédés, beaucoup d’innovation organisationnelle, notamment le changement d’allocation des sols, de loin le plus puissant pour accomplir cette transition  et gérer les impacts, et une meilleure gestion numérique des données. La génétique et les biotechnologies (domaines végétal, animal, microbien) offrent aussi une marge de progrès. Par exemple, on a peu exploré l’impact considérable du microbiote intestinal du bétail sur les émissions de GES. De même, pour la protection des cultures, les phytosanitaires peuvent être remplacés partiellement par des microorganismes de biocontrôle.
Pour Christian HUYGHE, les défis à venir pour produire davantage de protéines tout en réduisant les pollutions ne peuvent être relevés que par une diversité d’agricultures respectant la diversité des milieux et des attentes sociales. Bioéconomie et agro-écologie peuvent dessiner un cadre général, sur fond d’innovations et de réglementations bien pensées. Les innovations et évolutions biotechnologiques et organisationnelles constituent une ressource, et non une finalité. Il est essentiel de saisir qu’il n’y a pas d’innovation technique sans une adhésion sociale : les modèles agricoles et alimentaires sont à mettre en discussion afin qu’ils puissent se construire dans toutes leurs dimensions sociales et environnementales.
 

Consommer différemment ?

Alors que la planète compte un milliard de sous-nutris et 1 milliard d’obèses, Il semblerait judicieux d’imaginer des pistes de consommation différente plutôt que de rester dans la course à la production de protéines végétales et animales, suggère Frédéric Tournier, biologiste à l’université Paris-Diderot.  Consommer moins de viande par exemple aurait un impact important. Selon Christian HUYGHE, les changements de modes de consommation ne peuvent avoir qu’un effet marginal : les modes de consommation ne sont pas encadrés par la règlementation. Or les tendances démographiques et les extrapolations de consommation jusqu’à 2030 montrent une croissance, une augmentation de la consommation de viande liée à l’augmentation du niveau de vie dans les pays en développement, et par suite une tension majeure sur les ressources agroalimentaires, les zones cultivables et les écosystèmes.
Il apparaît assez incontournable donc d’augmenter la production agricole, mais différentes voies sont possibles. Face à cette complexité, les biotechnologies modernes et plus particulièrement la biologie de synthèse ne sont généralement plus présentées de façon simpliste comme des solutions capables de résoudre la question alimentaire, comme cela avait été le cas pour les organismes génétiquement modifiés (OGM) dans les années 1980 et 1990. Dans la littérature scientifique, ils apparaissent davantage comme des outils d’amélioration des plantes aptes à leur faire synthétiser toutes sortes de produits, en lien avec le concept de « bioraffineries »[1], c’est-à-dire d’installations de conversion de la biomasse en produits divers et variés.
 

Les dynamiques de la biologie de synthèse

Comment cette nouvelle discipline se positionne-t-elle justement ? Thomas Heams, enseignant-chercheur à AgroParisTech, a brossé un état des lieux de ses dynamiques internes. Selon Richard Kitney et Paul Freemont, de l’Imperial College de Londres, la biologie de synthèse vise à la conception et à l'ingénierie de biobriques, de mécanismes voire de systèmes entiers inédits, ainsi qu'à la modification de systèmes biologiques naturels[2].
PourThomas Heams, c’est une discipline d’interface à la rencontre de la théorie de la biologie, des biotechnologies ancrées dans l’époque moderne, de la génomique, et de l’informatique et des concepts de l’ingénierie. Beaucoup des chercheurs impliqués dans la biologie de synthèse viennent de l’électronique, sans doute parce que le vocabulaire commun, la notion de programme, peut les inspirer. En réalité, le domaine se caractérise par des approches variées, des échelles de travail différentes (molécule, génome, cellules, réseau de gènes), des objectifs différents (connaissance, production, modélisation, etc.), avec un point commun très fort : l’idée de transformation radicale du vivant, fondée sur des approches biologiques, d’ingénierie, et informatiques de design rationnel.
En 2008, avec ses collègues de l’université d’Exeter, l’épistémologue Maureen O'Malley (aujourd’hui à Sydney) a proposé d’organiser ce domaine en trois champs ayant chacun leurs propres objectifs, méthodes et constructions ainsi que des régimes règlementaires et de brevets différents : l’ingénierie des génomes, avec la fabrication de génomes implantables dans des cellules, la fabrication de proto-cellules, entités pas vraiment vivantes mais ayant certaines caractéristiques du vivant, et la création de « machines à ADN », soit des organismes « supertransgéniques » porteurs de modules de plusieurs gènes modifiés[3].
Le champ d’ingénierie du génome est bien représenté par les travaux de l’équipe de Craig Venter, dont l’article de 2010 « Création d’une cellule bactérienne contrôlée par un génome synthétisé chimiquement »[4] a fait grand bruit. Il s’agit là d’un ensemble de techniques permettant de synthétiser un génome et de le faire réassocier à l’intérieur d’une bactérie dont le génome propre a été éliminé. Ce travail a été important mais l’annonce de « création de cellule » est excessive puisque le vivant ne se réduit pas au génome.
 
 
Le deuxième pilier de la biologie de synthèse mentionné par O’Malley est la fabrication de protocellules. C’est sans doute le plus passionnant au plan fondamental, mais aussi le plus compliqué car il faut fabriquer de petites entités capables de se reproduire, d’avoir un métabolisme et une capacité à évoluer. On en est loin, même si ces travaux sont soutenus par les scientifiques travaillant sur les origines de la vie et l’exobiologie, tel Jack Szostak (Massachusetts General Hospital, Boston)[5].
 

Des « machines » très attendues

Enfin, les « machines à ADN » sont très attendues par les industriels (c’est là que se connecte le concept de bioraffinerie). Il s’agit souvent de réaliser des tours de force techniques car il faut ajouter à un génome un module entier de gènes pour produire les enzymes nécessaires selon une séquence qui va être correctement interprétée dans la cellule. L’exemple de la production d’artémisinine (2001)[6] et plus récemment de morphine[7] par des levures génomiquement modifiées montre que c’est possible. Mais c’est beaucoup plus compliqué qu’avec un seul gène car il faut gérer les interactions et le « bruit » ainsi créé. En outre, ce champ, en raison des organismes supertransgéniques qui seraient ainsi produits, pose la question de leurs conséquences socio-économiques et politiques.
Thomas Heams distingue – au-delà des travaux actuels d’extension du code génétique visant à intégrer des acides aminés non naturels dans les protéines, et de modification du code génétique visant à utiliser des bases non naturelles (du XNA) pour améliorer le confinement des organismes – deux évolutions récentes de la biologie de synthèse : le retour en force des techniques d’évolution dirigée, c’est-à-dire la sélection de cellules résultant de cycles de mutations aléatoires, par opposition au design rationnel prédéterminé (la place de l’aléatoire dans l’expression des gènes est une grande découverte des dernières années.) ; et la tendance à utiliser la biologie de synthèse chez des animaux, notamment des mammifères, pour contrôler la synthèse d’hormones, de médicaments ou la thérapie cellulaire par exemple[8]. Se dessinent alors les stratégies industrielles qui auront peut-être le retentissement le plus important, médicalement et socialement parlant mais aussi économiquement.
 
Comparativement au secteur très structuré et varié de la biologie de synthèse, ce colloque voulait examiner les objectifs et les démarches de la « biologie de garage ». Yann Heurtaux, fondateur du Hackuarium de Lausanne[9], et Thomas Landrain, fondateur de La Paillasse et de la start-up PiLi, ont apporté leurs éclairages.
 
La biologie de garage (do-it-yourself biology, DIY-BIO ou biohacking)
PourYann Heurtaux, loin de l’image du piratage, le « hacking » doit se définir, pour reprendre la définition de Mitch Altman – un électronicien de formation, comme beaucoup de chercheurs en biologie de synthèse –, comme un ensemble de moyens visant à améliorer l’existant au meilleur de nos capacités et ensuite à partager les résultats de cette amélioration dans un esprit d’ « open access ». On perçoit  d’emblée une volonté d’être utile socialement.
Dans le même ordre d’idée, Alessandro Delfanti, dans « Biohackers: The Politics of Open Science », explique que le biohacking consiste à utiliser des outils libres (open source)  et à s’affranchir des institutions académiques et de l’industrie. Yann Heurtaux insiste toutefois sur l’importance du tissu scientifique dans lequel s’insère Hackuarium. Il ne s’agit pas de rompre  avec l’institution scientifique mais d’en être indépendant tout en gardant des liens avec de nombreux laboratoires (à Lausanne, mais aussi Genève, Bâle et Zurich). Cet  équilibre garantit de mener des projets originaux et répondant à des demandes sociales. «  On ne fait pas de la biologie venue de nulle part, dans notre cas notamment, notre écosystème scientifique est très important, mais on ne dépend pas d’une institution ou d’une industrie », précise Y. Heurtaux.
 
 
Un contexte de chute des prix et l’accès de tous à des outils très rapides et performants ouvrent la voie à cette biologie de garage.  Thomas Landrain explique comment l’évolution technologique très rapide des techniques de la biologie, particulièrement du séquençage, en termes d’efficacité, de simplicité et de coûts a complètement ouvert l’accès à ces techniques, de la même façon que la démocratisation de l’informatique a permis de passer de quelques utilisateurs dans les années 1970 à des centaines de millions aujourd’hui. L’engouement de la DIYBio chez les jeunes s’explique aussi par une ouverture d’opportunités alors que la recherche publique leur offre peu de débouchés, paradoxalement au moment où ces jeunes sont sans doute les plus créatifs (à l’instar de Darwin et Einstein en leurs temps). Cette dynamique répond aussi au besoin des jeunes de s’exprimer, de créer, de penser le monde de demain.
 
 

La philosophie communautaire

Une autre caractéristique primordiale de la biologie de garage est qu’elle repose sur des communautés d’individus désireux de mener des projets concrets répondant le plus possible à des besoins sociaux. Par exemple, Gianpaolo Rando, scientifique italien également membre du Hackuarium, expliquera dans la table ronde suivante comment il mène un projet (Beer DeCoded) de décodage des génomes des bières (provenant non seulement de la levure mais aussi des autres composants de la bière) dans l’idée de permettre aux consommateurs de mieux identifier les profils de bière qu’ils aiment[10].
 
 
Les communautés en question accueillent une diversité de profils, dont des personnes non diplômées en biologie, et essaiment dans différentes régions du monde[11] en échangeant régulièrement pour partager les connaissances et les moyens techniques. Cette dynamique s’inscrit dans un esprit d’économie et une volonté d’autosuffisance : faire bien avec peu de moyens financiers, en récupérant du matériel dans les laboratoires académiques ou industriels (le « biochinage »), et en le réparant. Cela n’interdit pas d’être performant, à l’image de ce que font par exemple Marc Dusseiller  et sa communauté de Hackteria (Open Source Biological Art)[12] pour la microscopie à très bas coût, entre autres.
 
Ces principes peuvent faire l’objet de codes éthiques, comme c’est le cas pour Hackuarium et la Paillasse (code d’éthique européen de la DiyBio, 2011).
Cet esprit aventurier mais se voulant modeste et responsable se retrouve dans les équipes d’étudiants de l’iGEM (International Genetically Engineered Machine Competition), comme celles de Paris-Saclay qu’accompagne Sylvie Lautru, professeur de microbiologie à Orsay. Les projets iGEM sont variés : dégrader les PCB, tester des approches de bioart pour évoquer les questions posées par la biologie de synthèse, pour interroger ce que la BS change à la vision du vivant, comme le projet « Ceci n’est pas un citron »[13], médaille d’or au concours iGEM de Boston en 2014. En 2015, la nouvelle équipe Paris-Saclay s’intéresse à la sécurité des organismes bactériens génétiquement transformés[14]. A la différence des structures de biologie de garage, c’est la curiosité et le désir de mener et construire leurs propres projets qui semblent être la motivation première des étudiants et moins souvent le désir d’être utile.
 
 
Pascal Hersen, physicien à l’université Paris-Diderot et au CNRS, et qui utilise les outils de la biologie de synthèse dans ses recherches, souligne que l’interdisciplinarité et le mélange des genres propre aux laboratoires ouverts sont une source importante d’innovations. Il dirige l’ « Open Lab » du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) soutenu par l’Université Paris Descartes, Paris Diderot et la fondation Bettencourt. Le CRI est dédié à mettre en avant l’innovation au sens large, en accompagnant les étudiants et en les aidant à créer des start-ups. Pour cela, il leur fournit un lieu, du matériel, des contacts, des réseaux. La démarche du centre est proche de celle des « Fab Labs » et de la biologie de garage, dans l’idée d’améliorer l’existant et de partager les résultats dans un esprit communautaire et open source.
 
 

Un continuum

En fait, cette démarche ouverte pose a contrario la question de la formation des étudiants, qui est probablement trop axée sur des cours magistraux et n’offre pas assez de place à des démarches interdisciplinaires et décloisonnées « de type projets » alors que celles-ci leur permettent  d’apprendre énormément de choses, ainsi qu’en témoignent ceux qui les mènent. Bien sûr il faut tenir compte du nombre d’étudiants des universités : on ne peut mettre en place des projets concrets pour tous. Cela dit, le soutien à ces démarches est surtout administratif, ajoute Pascal Hersen, et pourrait impliquer intellectuellement davantage le corps professoral et la direction des universités.
Emmanuel Ferrand, cofondateur d’un laboratoire ouvert consacré aux méthodes de fermentation, la« Free Fermentology Foundation »,va dans le même sens, mais s’inquiète de deux évolutions en cours : lanormalisation des pratiques de terrain, au motif qu’elles peuvent paraître farfelues, risque d’entraîner une standardisation alimentaire. De plus, il se dit sensible au fait que le monde des hackers a lui-même été « hacké » par celui du commerce, créant un continuum entre les projets généreux et les projets cherchant à innover pour simplement vendre quelque chose. De plus, une grande partie du mouvement de biohacking reste immergée, par exemple pour la production de drogue, via les réseaux de manipulation de chimie des plantes. Emmanuel Ferrandtient aussi à souligner que la démarche frugale et pragmatique qu’utilisent les biohackers est banale au Sud dans des pays comme l’Inde où la recherche de solutions biotechniques peu chères est prioritaire.
Quelle que soit la structure, laboratoire de DiyBio, équipe IGEM, FabLab, laboratoire ouvert, le continuum avec la communauté scientifique semble aller de soi – personne dans l’assemblée ne voit d’opposition ou de concurrence entre ces communautés. Et comme en science, le fait d’aborder des questions concrètes ne doit pas faire verser dans un esprit « solutionniste » prétendant apporter des réponses toutes faites aux problèmes.
Philippe BRUNET (sociologue, Centre Pierre Naville, Université Evry Val d'Essonne, dans la salle) ajoute que l’émergence de la biologie de garage peut signifier la nécessité pour les acteurs de s’approprier ou de se réapproprier les pratiques scientifiques face au double mouvement de scientifisation de la production sociale et d’industrialisation du travail scientifique, avec la segmentation des tâches, et la disparition du « pourquoi on travaille ». Le mouvement « déflationniste » des biohackers rendrait compte d’une forme de résistance à cette évolution.
Pascal Hersen et un autre participant soulignent la force des solutions alternatives à la propriété intellectuelle que sont les brevets et les licences offertes par l’innovation ouverte – pas forcément philanthropiques d’ailleurs à l’instar du Groupe Tesla – et se demandent comment ces deux pratiques vont s’articuler à l’avenir dans la recherche. En admettant, notent deux autres personnes dans la salle, que la société civile ait davantage son mot à dire sur les technologies qu’elle voudrait voir se développer, par exemple via une « recherche participative » démocratisée où des comités de citoyens ou de malades rencontreraient des communautés de biohackers pour lancer des projets, y compris médicaux, il faut rappeler, tempère Emmanuel Ferrand,que les techniques arrivent souvent en marge des développements des systèmes scientifiques, sans avoir été prévues, et qu’il est nécessaire d’estimer la valeur de la recherche scientifique pour elle-même et non pas seulement à l’aune des éventuels techniques et brevets qu’elle génère.

Si l’on semble s’accorder sur l’idée d’un continuum et de complémentarités entre biologie institutionnelle et biologie de garage, la discussion ne permet pas d’approfondir si et comment de nouveaux modèles de collaboration et de cofinancement axés sur des projets communs, par exemple, pourraient émerger. La discussion en vient alors aux enjeux sociaux et politiques de la bioéconomie, entendue désormais comme la résultante d’activités scientifiques et technologiques pratiquées aussi bien dans des  laboratoires académiques ou industriels, que dans des laboratoires ouverts.
 

L’aventure c’est l’aventure, mais soyons modestes

Philippe Marlière, biologiste et cofondateur de plusieurs entreprises (Global Bioenergies et Isthmus),synthétise sa vision par quelques mots clefs : navigation, modestie, frustration, transgression. Les chercheurs sont des navigateurs : il leur faut franchir des caps psychologiques pour avancer. Son équipe a inventé en 2011 un protocole d’évolution dirigée dans lequel des colibacilles incapables de synthétiser la thymine, base naturelle de l’ADN, et cultivées en présence de 5-chloro-uracile, base artificielle, sont sélectionnés en fonction de leur capacité, acquise par mutations génétiques, à croître en la seule présence du 5-chloro-uracile[15]. L’idée de cette « xénobiologie » est de concevoir des organismes non naturels dotés de capacités métaboliques optimisées et qui dépendraient de composés chimiques absents dans les milieux naturels. « Ce qu’on a fait avec le chlorure d’uracile pouvait être fait techniquement il y a 50 ans mais on pensait alors que ce n’était pas possible. Comme la sonde lancée par la NASA pour témoigner de la civilisation humaine, les chercheurs lancent dans l’inconnu – mais dans des microcosmes confinés – des microvaisseaux, des lignées, sortes de métamorphoses au plus profond de la construction chimique du vivant. »
 
 
Cet esprit aventurier se justifie : « La science doit s’attaquer à ce qui ne va pas de soi. Les vérités d’évidence n’intéressent pas les scientifiques. » Mais il doit être imprégné de modestie, d’une « totale absence d’arrogance ». Les microorganismes produits sont des « créatures mais qui doivent émaner de créateurs modestesIl ne faut surtout pas promettre quoi que ce soit, même si on pense qu’on une chance de faire ceci ou cela. » Il faut alors accepter la « frustration », au sens où l’utilisent les physiciens. A l’exemple de la pilule contraceptive, grand progrès d’émancipation pour les femmes mais aussi source de pollution majeure des eaux et de manipulation des comportements et de la sexualité, la technologie a toujours plusieurs facettes ; elle n’est faite ni pour assouvir les rêves de démesure – l’immortalité des transhumanistes par exemple  – ni pour aller contre la société. Elle s’efforce surtout de répondre aux attentes des gens afin de compter sur un marché.
Si la transgression est nécessaire, tant elle a permis à l’humanité d’accéder à beaucoup d’inventions qui ont amélioré le sort des gens, il faut savoir l’arrêter, « transgresser la transgression » d’une certaine manière, « avant qu’elle ne bouffe tout cru l’humanité et que nous soyons tous des transhumains ». « Il nous faut respecter la nature y compris la nature des hommes, quoi que cela veuille dire, quitte à vraiment empêcher que les humains deviennent transgéniques et reprogrammés de fond en comble », conclut-il. Quelles sont alors les frontières à ne pas franchir et qui doit en décider ? C’est à la collectivité de savoir ce qu’elle veut, plus qu’aux comités d’éthique qui ne représentent pas la bonne façon de faire, précise Philippe Marlière.
 

Marché et éthique environnementale

Cette philosophie du  chercheur en biologie prend place dans un marché de ressources biologiques dont la logique foncière repose sur l’évaluation marchande des biens et des services, y compris des services écosystémiques. C’est ce que rappelle Fabien Milanovic, sociologue et enseignant-chercheur à Sup’Biotech. Or cette valorisation marchande du vivant a une incidence sur la façon dont on le considère, et se fait au détriment de la « pluralité ontologique dans la relation instaurée entre les utilisateurs et les entités biologiques ». L’innovation en biologie et ses pratiques se situent alors entre deux grands pôles : un pôle où le vivant est une ressource, un moyen ; et un pôle où chacune des activités considère le vivant en tant qu’être, où son propre intérêt est pris en compte, dans une optique d’éthique environnementale. Tout le débat est alors de savoir quelles articulations entre les modèles sont possibles et complémentaires, ou si une forme d’innovation doit prédominer pour être efficace, c’est-à-dire productive. On perçoit en demi-teinte, sans que cela soit dit explicitement, que c’est aussi l’engagement des acteurs eux-mêmes dans une forme ou dans un autre d’innovation qui permettra de dégager les modèles futurs d’une innovation soutenable et utile en bioéconomie.
 

L’innovation : peut-on vraiment la piloter ?

Dans ce débat, Etienne Maclouf,chercheur en sciences de gestion à Panthéon-Assas, mais aussi membre du Centre d’écologie et des sciences de la conservation au MNHN, souligne qu’il vaut mieux considérer l’innovation en bioéconomie selon un modèle évolutionniste. Il n’y a pas de détermination des modèles, mais une série d’essais qui font l’objet de sélections a posteriori. L’idée d’une gouvernance, d’un pilotage de l’innovation, ne tient pas davantage car dans les systèmes complexes ce sont les phénomènes émergents, non prédictibles, qui prennent le dessus. Malheureusement, notre conception de l’innovation resterait sur une série d’idées reçues sur la façon dont l’économie fonctionnerait ; ces idées reçues nous empêchent de prendre conscience de cette évolution émergente. Par exemple, l’idée que l’économie tend à améliorer l’existant, qu’elle obéit à une logique fondé sur la désirabilité des objets, qu’elle est une sorte de moteur dans lequel tout est parfaitement sous contrôle, ou encore qu’elle sait parfaitement s’autoréguler.
Dans la réalité des systèmes complexes, on ne maitrise en fait pas grand-chose. « Les notions de contrôle et d’objectifs structurent le réel mais elles ne sont pas vérifiées scientifiquement. Nous vivons dans l’illusion que changer le gouvernail suffirait à changer de modèle car on ne comprend pas la nature émergente des phénomènes socio-économiques. » Etienne Maclouf cite la théorie des parties prenantes qui fait croire que l’on peut organiser des forces aptes à infléchir les stratégies des entreprises et des politiques : or elle ne prend pas en compte le fait que les stratégies des entités économiques sont surtout le produit de forces internes émergentes, non prédictibles, et sur lesquelles les parties prenantes n’ont quasiment aucune prise.
Devant ce modèle évolutionniste et émergentiste  de l’innovation, qui ne peut donc prédire ce qui va en surgir, il est prudent de ne pas mettre toutes les forces dans le même panier et d’investir dans des modes d’existence différents, par exemple en conservant différents modèles d’innovation et de production agricoles.
Si l’on semble démuni devant ce réel qui nous prend de court,  n’y a-t-il pas tout de même des arbitrages politiques à faire ? Thierry Gaudin (dans la salle) indique par exemple que le fait de mesurer toute quantité par sa valeur monétaire, en rupture avec une quantification physique, résulte bien d’une trajectoire politique et sociale qui ne peut qu’être à terme que catastrophique. Est-ce justement parce que le politique cède trop la place à l’économique ? Une des forces du marché, c’est de se rendre incontournable, de dire qu’à partir où il y a des transactions il y a des possibilités d’action, rappelle Fabien Milanovic, qui nuance cependant l’idée d’une invasion générale du mode de pensée monétaire.
Face aux enjeux politiques de la biologie de synthèse – la production de formes de vie hybrides, quels êtres transgéniques faut-il créer, comment apprendre à vivre avec eux, à les surveiller, etc. – sans doute faut-il des instances de décision collective mais en se gardant de penser que l’on va piloter sûrement le navire, estime Etienne Maclouf.
En tout cas, du point de vue de l’opinion, il y a des évolutions plus souhaitables que d’autres. Le mini-sondage apporte ainsi quelques indications sur ce qu’il faudrait proscrire pour ses quelque 50 répondants : avant tout la publication des génomes des virus les plus dangereux ; et la mise sur le marché de drones vivants.

Le brevet ou le libre ?

Revenons pour finir à un point déjà abordé : le régime de propriété intellectuelle (PI) de l’innovation en biologie. La biologie de garage et les laboratoires ouverts montrent l’émergence d’un régime d’innovation ouverte qui ne semble pas contradictoire avec le soutien à l’innovation. Cependant, Olivier Clément, ingénieur brevets au Cabinet Blétry, et Franck Barath, spécialiste en droit de la propriété industrielle au Cabinet Brandon, rappellent que le régime classique de PI a une histoire et des justifications financières et économiques.
 
Le brevet  est avant tout une protection de l’inventeur, le droit d’interdire à un tiers d’utiliser une invention revendiquée. Il répond à des règles précises. Par exemple, selon la Convention du brevet européen (CBE, 1973), les méthodes biotechnologiques appliquées aux végétaux sont brevetables lors que leur faisabilité technique n’est pas limitée à une variété végétale déterminée, qu’elles sont nouvelles, qu’elles impliquent une activité inventive, qu’elles sont susceptibles d’une application industrielle. La valorisation financière des brevets mais plus généralement des actifs immatériels (valeur intellectuelle, des méthodes, marque, système d’information) permet d’augmenter le capital de l’entreprise à l’origine de l’invention, tandis que sa valorisation économique, fondée sur la négociation des droits de licence, permet à l’innovateur de rentrer dans ses frais et de continuer la R&D.
François Poulain,informaticien et membre de l’association APRIL (association de promotion et défense du logiciel libre)[16], n’est pas convaincu par cette argumentation. L’histoire du logiciel libre et ses nombreuses histoires à succès  montre que l’on peut produire du chiffre d’affaires avec une logique non propriétaire. Il y a certes des particularités à ce monde du libre, le fait par exemple qu’il a bénéficié de la démocratisation de l’internet, c’est-à-dire qu’il a pris de l’ampleur parce qu’il a organisé la communauté sur internet. Sans que ce soit dit explicitement, on retrouve là une certaine opposition d’état d’esprit entre les activités individuelles du libre chercheur innovateur, qui va chercher à se protéger par le brevet, et les activités communautaires dans laquelle chacun contribue avec une philosophie commune : pas de barrière à la contribution et à la réappropriation des technologies, souci du partage de la connaissance, gouvernance ouverte. Le logiciel libre préserve la triade « liberté, égalité, fraternité », souligne François Poulain.
 

Des brevets peu lisibles

Dans quelle mesure cette émancipation vis-à-vis du modèle traditionnel de financement de l’innovation est-il transposable au travail sur le vivant ? La recherche en biologie coûte cher, c’est un fait, et il faut bien avoir un retour sur les investissements. L’idée d’un pot commun d’innovations biologiques auquel chacun peut ajouter quelque chose sans rien y soustraire ne paraît pas absurde. Des clauses telles que le « copyleft » – si vous distribuez cette innovation, vous devez respecter les droits, y compris d’auteur, qui lui sont associés – peuvent servir de règles de fonctionnement, pour garantir que l’on ne va pas faire n’importe quoi avec les contributions, qu’elles vont rester dans le pot commun. Un point majeur mais rarement observé, ajoute François Poulain, est que le modèle coopératif et bouillonnant du « bazar», opposé au modèle propriétaire de la « cathédrale »[17], peut être extrêmement dynamique et efficace pour répondre à des besoins soudains, comme l’a montré le cas de l’utilisation du logiciel libre de cartographie d’OpenStreetMap après le séisme de 2010 à Haïti[18].
 
 
 
Une personne dans la salle rappelle par ailleurs les excès des brevets sur le vivant, notamment la prise de contrôle sur les semences agricoles par quelques firmes. La discussion ne permet pas de lever les questions liées au manque de lisibilité des décisions rendues par l’Office européen des brevets (OEB), que ce soit sur certains logiciels, ou sur des plantes : la Grande chambre de l’OEB a déclaré le 25 mars (décisions dites « Tomates II » et « Brocolis II ») que les plantes ou les semences obtenues par des méthodes d’amélioration essentiellement biologiques impliquant le croisement et la sélection sont brevetables alors qu’elles ne l’étaient pas jusqu’alors.
 

Bioinspiration en perspective

La logique très contestée de ces brevets est clairement de protéger des  cultures dotées de propriétés particulières, plus riches en antioxydants par exemple.  Jacques LIVAGE, dans un exposé terminal chargé  d’émerveillement devant la beauté des inventions naturelles, se fait le héraut d’une logique qui, elle, s’inspire du vivant pour innover. Les innovations naturelles offertes par les diatomées, par exemple, doivent nous inspirer non pas pour modifier le vivant mais pour élaborer, par des méthodes de « chimie douce » des nouveaux matériaux aux propriétés inédites. Jacques LIVAGE décrit alors la richesse des « propositions du vivant » qui n’est pas dans le perfectionnement mais plutôt dans les approches multi-usages.
Se fait alors jour un autre débat qui oppose deux « modèles utilitaristes », en dehors du modèle qui accorde une valeur intrinsèque au vivant, indépendante de la valorisation financière : une conception du vivant vu comme ensemble de ressources que l’on exploite par des méthodes d’ingénierie, et une conception du vivant comme source d’inspiration pour créer des innovations. Les clivages sont-ils alors aussi nets qu’on le croit ? La biologie de synthèse et la biologie de garage, champs émergents et évolutifs, peuvent contribuer à ces deux modèles. Point n’est besoin de les opposer, et la créativité sera la meilleure si chacune garde sa dynamique propre tout en restant ouverte aux critiques et aux suggestions de la société.
 

[1]Fesenko E, Edwards R. Plant synthetic biology: a new platform for industrial biotechnology. J Exp Bot. 2014 May;65(8):1927-37. Yoon JM et al. Metabolic engineering with plants for a sustainable biobased economy. Annu Rev Chem Biomol Eng. 2013;4:211-37.
[2]Kitney R, Freemont P. Synthetic biology - the state of play. FEBS Lett. 2012 Jul 16;586(15):2029-36.
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0014579312004656
[3]O'Malley MA et al. Knowledge-making distinctions in synthetic biology. Bioessays. 2008 Jan;30(1):57-65.
[4]Gibson DG et al. Creation of a bacterial cell controlled by a chemically synthesized genome. Science. 2010 Jul 2;329(5987):52-6.
[5] Adamala K, Szostak JW. Nonenzymatic template-directed RNA synthesis inside model protocells.
Science. 2013 Nov 29;342(6162):1098-100.
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4104020/ ; Schrum JP, Zhu TF, Szostak JW.The origins of cellular life. Cold Spring Harb Perspect Biol. 2010 Sep;2(9):a002212.
[6] Sanders R (April 11, 2013) Launch of antimalarial drug a triumph for UC Berkeley, synthetic biology. UC Berkeley News Center. newscenter.berkeley.edu/2013/04/11/launch-of-antimalarial-drug-a-triumph-for-uc-berkeley-synthetic-biology/
[7] Oye KA et al. Drugs: Regulate 'home-brew' opiates, Nature 18 May 2015
[8] Ye H et al. Synthetic mammalian gene circuits for biomedical applications. Curr Opin Chem Biol. 2013 Dec;17(6):910-7. Xie M, Fussenegger M. Mammalian designer cells: Engineering principles and biomedical applications. Biotechnol J. 2015 Jul;10(7):10051018.
[9] http://www.hackuarium.ch/
[10] http://www.unige.ch/communication/lejournal/journal101/article2.html; http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/decoder-adn-dune-centaine-bieres/story/11399783
[11] Voir http://biohackingsafari.com/
[12] www.hackteria.org
[15] http://www2.cnrs.fr/presse/communique/2240.htm; P. Marlière et al. Chemical Evolution of a Bacterium's Genome. Angew. Chem. Int. ed. 2011 Jul 25;50(31):7109-14.
 

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